De Sarajevo à Marioupol : ce que les guerres de Yougoslavie nous disent du destin de l’Ukraine
Depuis le début de la guerre en Ukraine, et davantage encore depuis la découverte des horreurs commises par les forces russes, les comparaisons avec l’ex-Yougoslavie se multiplient. Le siège des villes ukrainiennes rappelle ceux de Vukovar ou Sarajevo ; Butcha est qualifié de “nouveau Srebrenica”, et certains commentateurs imaginent déjà une issue inspirée des accords de Dayton qui mirent fin au conflit en Bosnie-Herzégovine en 1995. On pense aussi à la Bosnie en imaginant les contre-feux possibles de l’engagement russe dans son effort de destruction de l’ordre libéral hérité de la pax americana des années 1990. Si la comparaison offre des grilles de lecture familières et permet ainsi d’orienter la réflexion, elle comporte en retour le risque de chercher à tout prix à voir des parallèles là où ils sont discutables, au prix de circonvolutions excessives. Les guerres en Yougoslavie furent immédiatement consécutives à l’éclatement de la fédération communiste, alors que l’invasion de l’Ukraine en est au mieux une conséquence “à retardement”. La dimension civilisationnelle qui apparaissait dans un certain discours serbe à propos de la Bosnie et surtout du Kosovo – légitimer le combat par celui de “la chrétienté contre l’islam” – n’a pas son corollaire en Europe orientale. Néanmoins, l’ex-Yougoslavie peut nous aider à mieux saisir ce qui est en train de se jouer en Ukraine dans trois dimensions : le discours, la guerre elle-même, et les acteurs. Le discours En ce qui concerne la première dimension, trois aspects peuvent être mis en avant. L’identitaire, l’historique et le juridique. Sur le plan identitaire, on a pu être frappé par les mots employés par Vladimir Poutine et son entourage à propos de l’Ukraine, c’est-à-dire une nation artificielle qui vit dans un pays artificiel. Par-delà le discours sur la “dénazification” (qui peut rappeler l’invocation par les Serbes du passé oustachi de la Croatie), ce postulat conduit presque inévitablement à une guerre d’annihilation d’un peuple et d’annexion de tout ou partie de son territoire. Seule une situation militaire contrariée peut déboucher sur une issue différente, mais l’objectif central ne doit faire aucun doute tant il est annoncé de façon limpide. Les nationalistes serbes (ou croates) ne disaient pas autre chose à propos des Bosniaques et de la Bosnie, un pays qui n’avait selon eux aucune raison de survivre à la fin de la Yougoslavie. Symétriquement, on retrouve aussi des pressions très fortes à l’intérieur de son propre camp. Là encore, le discours de Vladimir Poutine sur les “moucherons à recracher” fait écho aux pages que l’anthropologue serbe Ivan Colovic a consacrées à la rhétorique nationaliste guerrière chez les Serbes, faisant des réfractaires à la cause “des traîtres et des pédés”. Nulle surprise à ce qu’en 1991 en Serbie comme aujourd’hui en Russie, des dizaines de milliers de personnes, parmi les plus éduquées, aient préféré fuir leur pays. On notera enfin le rôle joué par l’Église orthodoxe. Dans les deux cas, celle-ci a appuyé sans hésitation l’action du régime et de l’armée, en justifiant sur le plan spirituel la croisade entreprise. La radicalisation du discours russe, que l’on peut désormais estimer pathologique, fait écho à ce que l’on entendait dans les milieux nationalistes serbes à l’époque. Sur le plan historique, la Russie est à l’évidence une puissance révisionniste comme l’était la Serbie. Sur les sentiments de déclassement, de frustration et d’injustice se bâtissent les mobilisations et les vengeances avec pour objectif de rétablir l’ordre dont on estime avoir été injustement dépouillé par d’autres puissances. Cet élément central du discours légitime ce qui n’est alors pas une conquête, mais une restauration. On renoue avec ce qui n’aurait jamais dû cesser d’être en fermant une parenthèse injuste de l’histoire. Dans les années 1980, l’Académie des sciences et des arts de Belgrade affirmait que la Yougoslavie de Tito avait “enfermé” le peuple serbe (discours également très présent en Croatie) et l’avait dépouillé de la possibilité d’accomplir librement son destin, en particulier au Kosovo, province autonome dirigée par les Albanais depuis 1974. Comment ne pas tracer un parallèle avec le prétendu geste funeste de Khrouchtchev séparant la Crimée, une terre aussi sacrée pour Vladimir Poutine que l’était le Kosovo pour Slobodan Milosevic, de la Russie ? De nos jours, le pouvoir à Belgrade a calqué son concept de srpski svet sur le russki mir promu par Poutine, qui légitime par avance une action sur tout territoire sur lequel se trouveraient des Russes. On n’en veut pas à Milosevic d’avoir cherché à faire la Grande Serbie – mais d’avoir échoué. C’est ce que le Président Vucic a répété au Kosovo en 2018. Cet objectif est toujours perçu comme légitime, mais par d’autres moyens que des affrontements perdus d’avance. Ce n’est pas un hasard si la Serbie a été la seule à saluer la victoire de Donald Trump aux États-Unis… On voyait en lui celui qui allait mettre fin à l’ordre libéral hérité des Clinton dans la région, perçu à Belgrade comme défavorable au peuple serbe. Faut-il rappeler les efforts déployés par la Russie pour aider Trump en vue de la même chose : casser l’ordre international et en promouvoir un nouveau ? Un autre marqueur du révisionnisme est de nier les crimes commis, d’en accuser les autres, de fabriquer un récit alternatif. La façon dont la mémoire du conflit en Yougoslavie est transmise (en Croatie comme en Serbie d’ailleurs), nous renseigne sur ce que sera vraisemblablement la situation en Russie dans quelques années. Un sondage de 2017 en Serbie a montré que près des trois quarts des répondants ignoraient ce qui s’était passé lors du siège de Sarajevo, ou pensaient que ce sont les Serbes qui en furent victimes. Si le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie a permis d’établir d’innombrables faits, il n’a pas du tout permis de faire progresser une logique inclusive, de pardon et de repentance – au contraire. Enfin, sur le plan juridique, le récit russe de justification ou de relativisation de son action s’articule de manière obsessionnelle autour du “précédent” du Kosovo, signifiant à l’Occident que c’est l’OTAN qui s’est la première affranchie du principe d’inviolabilité des frontières en 1999, en bombardant la Serbie sans mandat de l’ONU, puis à la stabilité de ces frontières en soutenant l’indépendance du Kosovo en dépit de la résolution 1244 de l’ONU en 2008. Au point que certains estiment que “dans la mémoire russe (..) la guerre de l’OTAN fut une attaque contre la Russie – car elle montrait que la Russie ne comptait plus”. Géorgie, Crimée, Donbass, à chaque offensive armée russe, le sujet du Kosovo est mis en avant tel un totem d’immunité. (Faut-il rappeler, si besoin est, que la comparaison souvent opérée entre Kosovo et Crimée est infondée pour maintes raisons ?)